Un article très vrai et bien écrit !
Source : Management
Auteur : André MORA
Dans l’entreprise, ce
dialecte mystérieux remplit des fonctions précises. En connaître les subtilités
est une question de survie.
Jean-Jacques aurait dû se méfier. Certes, le séminaire auquel
assistait ce chef de projet informatique était destiné à recueillir le
sentiment des managers sur le climat dans l’entreprise. Mais tout de même,
qu’est-ce qui lui a pris d’y aller aussi fort ? «Ce qui remonte de la base,
c’est un gros malaise, a-t-il lâché en réunion devant le comité de direction au
grand complet. On ne sait plus où on va. Le moral des troupes n’est pas bon et
ça va finir par avoir un retentissement sur la production.» La sanction ne
s’est pas fait attendre : un mois plus tard, notre chef de projet trop sincère
était licencié pour «rupture du climat de confiance» !
Pour arrondir les angles, Jean-Jacques aurait pu choisir ses
éléments de langage avec un peu plus de discernement et dire, par exemple :
«Sur le terrain, nos collaborateurs ont soif de signes positifs afin de se
mobiliser à 200% pour notre plan de redressement de la productivité.» Bref,
pour éviter le sapin, il aurait dû opter pour la langue de bois…
Car cette langue qui ne dit pas ce qu’elle dit n’est plus
l’apanage du monde politique. Tout le monde feint de la
vouer aux gémonies, mais elle n’a jamais été si largement pratiquée. Et surtout
en entreprise, où prolifèrent les concepts flous, les euphémismes et les
anglicismes dont elle raffole. Conséquence logique, plus personne ne se
comprend. Preuve, s’il en fallait, de cette bérézina de la communication : une
enquête de l’Institut du leadership (filiale de BPI-Leroy consultants), selon
laquelle 60% des salariés n’osent plus dire ce qu’ils pensent vraiment,
tandis que 50% s’estiment mal informés sur la stratégie, le fonctionnement, les
priorités, etc., de leur organisation.
Mais voilà, vous n’avez pas le choix des armes. Et si vous voulez
survivre au désastre qui s’annonce, il est indispensable de maîtriser ce sabir.
Votre objectif est double : éviter les gaffes, certes, mais aussi pouvoir
tendre quelques pièges à vos interlocuteurs.
1. Acquérir les fondamentaux
La langue de bois sert avant tout à masquer la vérité. Pour cela,
elle puise sa magie dans la rhétorique classique. Pour la sculpter, on convoque
euphémismes («on l’a remercié» à la place de «on l’a licencié»), oxymores (on
parle de «croissance négative» pour éviter le terme de «récession») et
pléonasmes (on répète ce qui a déjà été énoncé, comme dans l’expression «nos
prévisions s’avèrent vraies»).
Toutes ces figures de style ne visent qu’à une chose : accentuer
le côté positif en laissant le négatif dans l’ombre. Une nécessité, lorsqu’il
s’agit d’adoucir le bilan d’un reporting trop abrupt. Ainsi, affirmer : «Cette
année, dans un contexte critique de changement de nos procédures, nous avons
réalisé 80% de nos objectifs» est beaucoup plus chic et politiquement correct
que de dire bêtement : «Nous avons perdu 20% de parts de marché à cause d’une
réorganisation qui se passe mal.»
Un autre exemple ? Supposons que vous devez éliminer les doublons
dans les fonctions support de l’entreprise. Pour positiver, vous pouvez
annoncer : «Le rapprochement des services permettra de mutualiser les
ressources.» La notion de «mutualisation» suggère le partage et la mise en
commun. Elle est donc bien moins négative que celle de «réorganisation», qui
implique de nombreux changements, y compris des suppressions d’emploi.
La novlangue est aussi beaucoup utilisée pour atténuer le sens
d’une mauvaise nouvelle. Par exemple, si vous réalisez que le projet ne se
déroule pas comme prévu et que les effectifs de l’équipe vont devoir être
réduits, annoncez à vos collaborateurs : «Nous allons devoir nous réaligner et
recadrer un peu les acteurs. Il va aussi falloir latéraliser quelques-unes de
nos compétences.» «Latéraliser» signifiant ici «mettre de côté» ou «entre
parenthèses», c’est-à-dire supprimer.
Lire à ce sujet : Florilège
des mots "corporate" les plus utilisés
Pourquoi chercher ainsi à tout aseptiser ? «En temps de crise, la
langue de bois joue un rôle majeur de réassurance. Elle amortit le choc du réel
en recourant à des expressions détournées», explique Christian Delporte,
spécialiste des médias et auteur d’Une histoire de la langue de bois. Avec la
récession, pas étonnant qu’elle soit de plus en plus vivace.
Autre grande source d’inspiration de la novlangue, les
anglicismes. Par exemple : «Ça va laguer un peu, le temps que je simcaste mon
smartphone.» Traduction pour ceux qui ne travaillent pas dans le secteur des
technologies mobiles : «Je ne peux pas vous faire ma démonstration tout de
suite parce que mon téléphone est indisponible.» Tout simplement. Pourquoi tant
de mystère ? Parce que la novlangue sert aussi à trier ses interlocuteurs et à
se reconnaître entre initiés. Le vrai sens de cette phrase – exprimé de façon
subliminale – est : «Je possède un savoir inaccessible au plus grand nombre.»
En effet, souligne Catherine Skiredj-Hahn, sociologue et intervenante à
Sciences Po, «tout comme les jargons techniques développés dans les services d’une
entreprise, l’anglicisme est un appel à la pensée magique. C’est un signe
d’appartenance culturelle».
Ça y est, vous maîtrisez les bases de la «novlangue». Vous voilà
prêt à passer à l’étape suivante : l’utiliser pour manœuvrer au mieux de vos
intérêts.
2. Enfumer ses interlocuteurs
Si vous aviez été franc et direct, vous lui auriez simplement annoncé : «Nos nouveaux logiciels n’arrêtent pas de planter à Lille. Soit ils ne sont pas adaptés à leur activité, soit le patron de la succursale est un incompétent.» Mais vous préférez lui refourguer le bébé en utilisant à dessein un terme vague. Et en vous donnant la possibilité de lui faire porter le chapeau s’il échoue. Cynique et imparable. Car, avec l’expression «mettre en ligne», aucun objectif précis n’est formulé dans votre ordre de mission. Vous vous défaussez de votre responsabilité parce que vous ne voulez pas vous fâcher avec le directeur local. «Cela s’appelle un “transfert indû de responsabilité”, explique Philippe Baschoux, coach chez Orsys et fondateur du cabinet Mémentor Action. On présente au collaborateur une vraie-fausse mission en lui laissant croire qu’une promotion est à la clé. Mais en réalité il écope d’une responsabilité qui n’est pas la sienne.» Et qui, bien sûr, se retournera contre lui en cas d’échec.
Autre piège possible : le «discours non opposable». «Dans ce cas, il s’agit de présenter les choses de manière équivoque, afin que toutes les interprétations soient possibles», poursuit Philippe Baschoux. Par exemple, un manager cynique dira à son N–1 : «Tu dois augmenter le degré d’implication de ton équipe.» Avec un peu de chance, et s’il sait formuler cette injonction de sorte qu’elle paraisse sans appel, le N–1 oubliera de lui demander selon quels critères objectifs il souhaite que l’implication de son équipe soit évaluée. Ainsi, ce manager tiendra son collaborateur en son pouvoir. Comme il n’aura pas précisé ce qu’est selon lui «une équipe impliquée», il pourra se montrer éternellement insatisfait des résultats de son subordonné sans que ce dernier ne puisse jamais lui opposer les progrès réalisés.
3. S’en servir à bon escient
Quand faut-il utiliser la langue de bois ? En entreprise, le mensonge est déconseillé, mais en même temps la transparence totale est anxiogène. Du coup, pour Sacha Gajcanin, consultant chez Sopra Group, la langue de bois a de beaux jours devant elle : «Elle reste une compétence indispensable. L’art du management consiste à se montrer authentique tout en maîtrisant sa communication.» Encore faut-il savoir où placer le curseur. Pour cela, avant chaque prise de parole, choisissez soigneusement vos éléments de langage. «Il peut être nécessaire de débiter quelques platitudes pour se donner du temps avant d’annoncer une décision», convient Jody Julien, coach chez Talentis. Mais face à votre équipe ou à l’un de vos supérieurs, cette attitude ne fonctionnera pas dans la durée. Si vous êtes en permanence dans l’évitement, cela va se voir. Bannissez donc les discours trop creux.
Sauf… si vous êtes le PDG. Là, on vous pardonnera tout. Même les monstruosités du type : «Je reste persuadé que la spécificité de nos marchés favorisera à terme la valorisation de nos compétences.» Cela ne veut rien dire ? Aucune importance. «Dans la bouche d’un dirigeant, les mots “compétitivité”, “efficacité”, “optimisation”, “vision à long terme”, etc., sont attendus, voire indispensables. Ils contiennent une part de rêve qui en fait des termes rassurants», explique Tristan Benhaïm, directeur de Sociovision, un cabinet qui scrute les mœurs de l’entreprise depuis les années 1950. Le big boss peut donc débiter du petit bois à volonté : il en va quasiment de sa crédibilité.
Dans les réunions aussi, la langue de bois est recommandée. «Ce sont souvent de purs moments protocolaires où le discours de chacun se doit d’être lisse et de tourner autour des notions de performance financière et d’efficacité», témoigne le manager d’un groupe du CAC 40. Son conseil : ne vous écartez pas de ces poncifs, ce serait briser la règle tacite. Mais alors quand dire des choses vraies et sensées ? «Avant ou après le meeting, répond ce manager. L’essentiel des négociations a lieu à la machine à café ou au restaurant.» Dans ce contexte, les échanges entre deux portes redeviennent essentiels. C’est là qu’on retrouve une parole authentique.
AM